La motivation de la personne et son rendement dépendent étroitement de son environnement. Quand j'étais en Tunisie, soit en tant qu'interne ou résidente en médecine dans les grands hôpitaux publics de Tunis, j'étais toujours dégoûtée car je faisais partie du maillon le plus faible dans un système sanitaire défaillant.
On assurait des gardes infernales de 36 heures sans repos de sécurité. On apportait des bilans et du sang à transfuser aux patients parce qu'il n'y avait pas d’ouvriers (ou ils étaient là mais ils ne faisaient pas leur boulot). On était même parfois amenés à changer les couches des patients, à accompagner des patients dans des ambulances sans indication de transport médicalisé dans des régions lointaines, juste pour boucher les trous des autres personnels de santé en nombre limité ou qui refusaient de travailler. Parfois les infirmiers refusaient de faire des bilans. C'était donc à nous de les faire.
Le malheur d'un médecin résident
On était agressés aux urgences, livrés à nous même après minuit, sans agents de sécurité ni rien du tout. Et notre défunt martyr Dr Badereddine Aloui, paix à son âme, était l'un des victimes de ce système pourri...Et pourtant, on continuait à lutter, à bosser et à assurer des gardes successives, sans même être payés pour ces services.
De même, lorsqu'on montrait notre révolte ou rébellion, ou même notre dégoût, les chefs ou les responsables (sauf quelques exceptions) nous harcelaient, nous menaçaient de stages non validés et faisaient tout pour nous humilier devant nos collègues parce qu'on a osé de parler et de dire "Non !" à un système qui détruit son élite et la pousse à fuir.
Je me rappelle, un jour j'étais au stage et la famille m'a appelé pour me dire que ma sœur aînée venait d'accoucher. On était en pleine visite médicale, j'ai retenu mes larmes parce qu'on n'avait même pas le droit de s'exprimer ou de demander quoique ce soit. On était traités comme des robots jusqu'à preuve du contraire.
On ratait d'ailleurs, la majorité des occasions familiales importantes ou les sorties entre amis parce qu'on était soit de garde soit déglingués en post garde.
L'avenir des étudiants en médecine
Sur les papiers, on était considérés comme des étudiants en 6ème année (interne 1ère année) et en 7ème année (interne 2ème année), mais sur le plan pratique notre boulot était de boucher des trous du système sanitaire en Tunisie.
Lorsque je vois les publications de mes amis et collègues qui sont plus jeunes que moi, et qui sont maintenant internes, je comprends parfaitement leur souffrance et leur douleur en Tunisie vu que j'ai déjà vécu leur malheur. Mais je veux que les choses changent et qu'une véritable réforme du système de santé ait lieu.
Mon objectif était à cette époque de réussir le concours de résidanat avec un bon classement pour pouvoir choisir une spécialité qui respecte la dignité humaine : la biologie médicale. Mais ceci ne m'a pas empêché de détecter des lacunes dans notre système sanitaire en Tunisie.
En effet, il me fallait au moins 30 minutes, pour faire des allers retours dans les couloirs de quelques services (pas tous) d'un hôpital public à la recherche d'un gant, d'une pipette ou d'une anse.
Quant à notre situation, il n'y avait même pas du papier ou des toilettes propres ou des ordinateurs connectés à un réseau internet pour nous les médecins résidents. Par contre, quand un personnel de santé refuse de travailler, il est remplacé par le médecin résident au détriment de sa formation.
Cette situation a influencé le rythme des médecins séniors qui sont devenus démotivés et ce, à cause de ce système déséquilibré qui est en train de rendre son dernier souffle. Certains d'entre eux cachent leur dépression et continuent à lutter. Ils font un effort pour former les jeunes médecins et les protéger en dépit de toute cette ambiance décourageante. D'autres ont déjà renoncé à cette situation en quittant le pays, et d'autres continuent à tirer profit de ce système.
La mise en valeur de la dignité humaine
A propos de ceux qui ont choisi de quitter le pays, la France n'est pas un paradis non plus et leur système de santé souffre de plusieurs lacunes, mais au moins, la dignité humaine est préservée, que ce soit du patient ou du médecin ou du personnel de santé. Ici, on te procure les conditions minimales et les moyens nécessaires pour travailler correctement. On te motive pour aller au-delà de ton ignorance, on te forme, on te paye pour les gardes assurées.
C'est vrai qu'on ne reçoit pas un salaire exorbitant, et que les Français considèrent les médecins tunisiens ou étrangers comme étant une main d'œuvre efficace et mal payée, mais même avec ce salaire bas que tu reçois en France, tu peux vivre dignement.
Bref, les médecins continuent à fuir leur pays parce que leur pays n'a pas su les retenir...parce que la mauvaise gestion des hôpitaux et du pays continuera à entraîner des catastrophes à court, moyen et long terme. Je n'ai pas écrit ce texte pour inciter les médecins à quitter le pays. Bien au contraire ! J'ai écrit ce texte pour que chaque citoyen, fonctionnaire et décideur de ce pays comprenne ce qui se passe exactement dans nos hôpitaux publics, et pourquoi ce grand nombre de personnes qualifiées partent en dehors des frontières du pays, et qu'une réforme complète et radicale du secteur de santé publique est nécessaire, sinon il n'y aura pas d'avenir en Tunisie: ni pour l'hôpital public, ni pour le secteur de la santé, ni pour la santé des pauvres citoyens.